La chose la plus difficile
Quelle est la chose la plus difficile que tu puisses faire ?
À première vue, la question paraît soit banale, soit terriblement floue. On ne parle pas d’exploits physiques ; n’importe qui peut s’entraîner pour un marathon. On ne parle pas non plus de ces clichés hollywoodiens tire-larmes : mains jointes sur la poitrine, en mode « voir souffrir mon enfant ». On a tous binge-watché cette scène en HD avant de somnoler pendant le générique.
Mais t’es-tu déjà vraiment demandé, sous de vraies contraintes, quel acte singulier t’éviscèrerait le plus ?
Moi, non. Ben la vie a répondu à ma place.
En 2023, je pensais m’être cerné. S’il y avait une vérité que je tenais pour inébranlable, c’était de savoir qui j’étais. Les questions difficiles ne m'effrayaient pas. Elles enracinaient mon identité. Au cœur de ce noyau se trouvait une recette à deux ingrédients, perfectionnée au fil des ans : un œil pour jauger le caractère et un appétit insatiable pour l'introspection. J'avais mis les deux à l'épreuve ad nauseam, parvenant toujours à la même conclusion. Leurs rares échecs ne faisaient que renforcer l’ensemble.
Comme le dit mon proverbe rwandais préféré : Ibuye ryagaragaye ntiriba rikishe isuka ; La pierre que tu vois ne cassera pas ta houe.
Mes boucliers d’introspection et d’observation m'ont bien servi jusqu’à ce que, telle la rouille sur l’inox, l’impossible se produise. D’abord, des fissures en toile d’araignée se sont répandues sur une armure que je jurais indestructible. Puis, un jour du printemps 2024, j’ai levé les yeux et le ciel était en feu—mon monde, une météorite hurlant vers la terre, à quelques secondes de l’impact.
Alors. Qu’était la chose la plus difficile ?
Ce n’était pas de comprendre que la vie ne se remet pas toujours d’elle-même sur ses rails. Ni l’hybris d’un excès de confiance. Ce n’était pas non plus la rage muette, les prières sans foi, ou le troc de la fierté contre la survie.
Le plus dur, c’était d’admettre que Black Hawk avait été abattu derrière les lignes ennemies sans exfiltration à l’horizon. C’était de me tenir sous un pont délabré qui puait la sueur rance et la vieille pisse, mains et vêtements noircis de graisse à cause d'une chaîne de vélo qui venait de sauter pour ce qui semblait être la centième fois sur le dernier kilomètre. C'était cette pensée furtive de jeter le vélo dans le canal—avant de plonger juste après. C'était la honte qui suivit; la certitude que seule la pensée du devenir de mes enfants orienta mes pensées vers un ricanement sec et vide, plutôt que vers une spirale plus sombre.
C’était entendre, de la part des proches comme des vautours en embuscade, à quel point j’étais brisé, et résister au réflexe d’argumenter, de détourner ou d’en rire. Pas de répartie. Pas de bravade. La chose la plus difficile fut de rester dans les décombres et, pour une fois, de refuser quarante ans de conditionnement. D’ignorer ce que chaque nerf, en ébullition, hurlait. Riposte. Défends. Ne cède rien. C’était accepter qu’après un combat de trop, le prédateur ultime avait vacillé, son rugissement autrefois capable de faire trembler la terre désormais réduit au miaulement d’un vulgaire chat de gouttière.
Et continuer quand même.
Tout ceci peut se lire comme une séance d’auto-apitoiement. Ce n’est pas le cas. Ce n’est pas non plus à propos de l’implosion. Ni même des luttes, trahisons ou combats qui furent la goutte d’eau de trop. Ce récit chronique comment j’ai voyagé jusqu’au bord du gouffre, ai plongé mon regard au cœur de l’abîme et me suis écarté juste avant que, pour citer Nietzsche, l’abîme ne me regarde à son tour. C’est l’histoire d’une vie parmi les milliards qui couvrent la Terre.
J’avais besoin d’aide comme un noyé a besoin d’une bouée, mais tel un muet fixant une rive bondée, incapable de demander, de supplier ou de crier à l’aide, j’agitais les bras en sombrant. Demander de l’aide ne m’a jamais été facile. Ça ne l’est toujours pas. Ce récit traite aussi d’une autre bataille intérieure que j’ai dû mener lorsque, enfin, quelqu’un a remarqué les remous, rassemblé une équipe de secours et lancé cette fameuse bouée.
Parmi d’innombrables autres sujets, c’est un conte sur l’exploration des angles morts d’un esprit qui se croyait entièrement cartographié, une leçon sur la reconnaissance des fissures que la complaisance avait scellées, et sur leur rangement dans ce que j’appelle le coffre d’introspection. C’est l’histoire du choix de marcher, avec humilité et curiosité, dans les pas de notre bon vieux JCVD national, sur la route de l’awareness.
Oui. C’est ça. Tout cela, depuis le moment où j’ai aperçu cette météorite rugissante jusqu’à quelques semaines avant que je ne commence à écrire ce prologue — c’était ma chose la plus difficile.
Ne t’y trompe pas. Le combat continue. Mais l’avantage inattendu du fond du gouffre, c’est qu’il fait de toi l’ultime outsider. Après tout, qui n’aime pas une bonne histoire d’outsider où, contre toute attente, notre héros charismatique finit par triompher ?
Il y a, dans mon salon, un poster offert par un très cher ami. On peut y lire « One percent better every day. » Tout n’y est que contraste, grandes lettres blanches sur fond noir, message aussi simple que serein. Peut-être que j’y vois plus qu’il n’y a. Et alors, si c’est le cas ? N’est-ce pas cela, le rôle des mantras, faire taire le bruit pour révéler l’essentiel ? Plus d’une fois par jour, mon regard se pose sur le poster. Je respire alors et me réengage, une fois de plus, à une marche régulière, un pas après l’autre, le regard vers l'avant.
Les cinq stades
Lorsqu’on voyage à travers des contrées inconnues, mieux vaut avoir les bons outils. Je suis à court de boussoles à distribuer, alors j’ai fait au mieux. J’ai découpé ma vie en cinq stades qui se fondent et se nourrissent les uns des autres. Pense moins à l’huile mélangée à l’eau, avec leurs frontières bien nettes, et davantage au dégradé de concentration qui se forme lorsqu’on ajoute du sirop à l’eau et qu’on laisse le tout reposer. Chaque étape reflète une phase du cycle de vie d’une épée légendaire, du minerai brut, à travers les transformations violentes de la forge, jusqu’à l’existence plus calme d’un bouclier façonné à partir de ses éclats, dont le but est de protéger.
Minerai (1984 — 1995)
Le minerai est la forme la plus brute de tout métal. À ce stade, il recèle tout son potentiel ; sa seule limite, c’est sa nature. L’enfance, c’est pareil. Indéfinie, malléable, avec le temps pour allié. C’est la possibilité à l'état pur.
Forge (1995 — 2002)
Le feu, le marteau et le soin du forgeron séparent le métal du rebut. Les pressions du début de l’âge adulte et l’accompagnement parental jouent un rôle similaire chez l’humain, nous mettant sur des rails qu’on suivra des années.
Lame (2002 — 2013)
Allié, trempé, affûté, le métal prend sa forme voulue. Il gagne un but et un tranchant. À ce stade, on bâtit une carrière ou on fonde une famille. Nous sommes à l'apogée de nos capacités.
Éclats (2013 — 2024)
Toutes les lames ne survivent pas à la bataille. Certaines se déforment, d’autres s’ébrèchent, quelques-unes se brisent. Implosions relationnelles, rendez-vous manqués avec la mort, deuils — la vie n’est pas avare en traumatismes.
Bouclier (2024 — présent)
La plupart des épées rouillent là où elles se sont fendues. Les plus chanceuses voient leurs éclats recueillis, fondus et reforgés. À partir de fragments, elles reprennent forme. Marqués et retrempés, nous aussi pouvons renaître de nos cendres, puissants à nouveau.
La méthode
Pour explorer ces stades, chaque chapitre suit un schéma précis. Comme je me veux conteur avant tout, je commencerai par faire ce que font les conteurs. Je te raconterai une histoire. Chacune suivra le même protagoniste, Gabriel, qui, par pur hasard, partage l'un ou l'autre trait avec moi. Sa création m’a permis, pour des raisons que j’ai choisi d’accepter plutôt que de disséquer, d’insuffler une part d’objectivité aux événements au cœur de chaque récit.
Après chaque conte, j’interviendrai de ma propre voix, celle du présent, pour revisiter le souvenir. J’aimerais que cela ressemble à une conversation tardive entre toi et moi, deux vieux amis évoquant une anecdote que je viens de raconter. J’espère que tu me pardonneras de monopoliser la parole, mais on m’a dit que tu es très bon public.
De temps à autre, un poème viendra s’intercaler entre deux chapitres, comme un interlude, mais ceux-ci seront l'exception et non la norme.
Cette oscillation constante entre anecdote, récit et son écho sera le fil conducteur de ces mémoires, constellation d’élucubrations, ou quel que soit le nom que tu voudras, cher lecteur, chère amie, lui donner.